Pour achever cette série, quelques notes préparatoires à un travail de politique documentaire. Et maintenant, je pars en vacances, mes devoirs sont presque faits 🙂
L’entrée de la documentation électronique dans les collections des bibliothèques a généré un certain nombre de bouleversements dans la manière de concevoir le libre accès. En ce qui concerne la politique documentaire, on pourrait parler pour certains aspects de révolution copernicienne.
1. Du stock au flux
L’apparition de nouveaux types de documents a donné lieu à une nouvelle granularité. La documentation électronique a renouvelé les approches en matière de volumétrie : impossible désormais de comptabiliser et d’évaluer de la même façon des documents aux supports différents. La documentation électronique est protéiforme : certaines bases sont bibliographiques, d’autres en texte intégral tandis que les éditeurs innovent et proposent désormais aux bibliothèques des kiosques pour la presse, des logiciels d’autoformation ou des offres de vidéo à la demande.
Auparavant, le bibliothécaire maîtrisait sa collection. L’unité physique – le livre, le périodique, c’est-à-dire le volume, constituait l’entité minimale pour prendre la mesure de la collection. Avec l’électronique, on peut recenser finement, l’article ou le chapitre, ou largement, le bouquet. L’intermédiaire que constituaient livre ou périodique semble moins pertinent et il semble délicat de pouvoir établir des comparatifs volumétriques si les modes de consultation diffèrent.
De fait, comment comptabiliser cette documentation ? Si l’on raisonnait en termes de stock, on gère maintenant des flux. Là où l’on travaillait sur la volumétrie, on se penche désormais sur l’accès. Pour autant, les statistiques d’accès aux différents produits électroniques restent encore jeunes et elles sont difficiles à exploiter parce que les méthodes de comptage ne sont pas totalement harmonisées. Si des initiatives, comme COUNTER[1], ont vu le jour, elles ne couvrent pas la totalité de cette documentation.
Il faut aussi prendre en compte le fait que les statistiques concernant les bouquets acquis doivent être pensées en fonction du libre accès. Un excellent taux de consultation de la collection encyclopédique de CAIRN comprenant les Que sais-je et les Repère peut conduire à s’interroger sur le retrait des versions papier dont l’obsolescence est rapide. A l’inverse, si le public plébiscite les versions papier dont le taux de rotation est fort, la politique documentaire doit être pensée en conséquence.
On sait que le libre accès d’une bibliothèque n’est à l’heure de l’électronique que la partie émergée de l’iceberg. Ce que l’usager ne perçoit pas représente pourtant une la part la plus importante de la collection. Catalogues et moteurs de recherche fédérée doivent être adaptés en conséquence. Que dire d’un moteur qui ramènerait près de trente mille résultats à une recherche simple sur un artiste ? Est-il adapté à tous les publics ? Là encore, les questions volumétriques ne sont pas anodines.
2. Nouveau modèle de bibliothèque
L’apparition de la documentation électronique en bibliothèque a amené à penser depuis une vingtaine d’années de nouveaux modèles de bibliothèques.
Aujourd’hui, tous les établissements sont en mutation et renouvellent leurs pratiques et leurs services. Signaler la documentation électronique dans les bibliothèques entièrement en libre accès, notamment lorsque les usagers ont perdu de vue le fait qu’il pouvait y avoir de la documentation en magasin, n’est pas chose aisée.
De nombreux établissements ont mis en place des dispositifs passerelles[2] : boîtiers de DVD avec la couverture du document électronique, fantômes dans les rayons, ne sont que quelques-unes des stratégies développées pour rendre visibles ces documents. On peut relever toutefois que l’insertion de boîtiers de DVD dans les rayons ne sera pas de nature à réduire la volumétrie d’une collection dont on chercherait à limiter l’accroissement. Valoriser ces acquisitions en restant cohérent avec les contraintes spatiales du libre accès est une entreprise qui n’est pas dénuée de contraintes.
Beaucoup d’établissements font également le choix de prêter des liseuses et des tablettes sur lesquelles sont téléchargés des documents qu’elles ont préalablement acquis. Prêter le support et le contenu permet de faire découvrir un outil en même temps qu’un nouveau type de document tout en s’affranchissant des contraintes du document physique. Désormais, c’est une bibliothèque qui s’emprunte et non plus un livre.
On s’achemine vers une bibliothèque hybride, dont le learning centre est sans doute le modèle le plus abouti. Inventé dans les années 1996 par Graham Bulpitt au Royaume-Uni, le modèle du learning centre s’appuie sur la mise en magasin des collections papier, afin de libérer des espaces pour les services[3]. A la fois centre de ressources et centre d’apprentissage, le learning centre fait la part belle à la documentation électronique. En terme de volumétrie, reléguer les collections en magasin permet de les conserver dans un espace plus dense et de libérer d’autant le libre accès. Désormais, la collection est une des ressources du centre mais elle n’en constitue plus le fondement.
Parallèlement se développent des bibliothèques entièrement virtuelles. Ces structures, dont le modèle le plus connu en France n’est autre que Gallica, sont sans doute ce qui permet à la bibliothèque de reprendre la main sur la politique documentaire dans le domaine de la documentation électronique. Constituer une bibliothèque numérique ne va pas sans s’interroger sur la politique documentaire car cet espace virtuel, « il faut le classer, en organiser l’accessibilité, la conservation, et aussi l’articulation avec des ressources non numériques », écrit Bertrand Calenge[4].
Le plan de numérisation, en effet, peut être vu comme une nouvelle forme de politique documentaire. La conception d’un corpus complexe a lieu par étapes[5]. Sa constitution ne peut se faire sans avoir procédé au préalable à un repérage des pôles d’excellence de la bibliothèque afin de parvenir à des ensembles intellectuellement cohérents et la question ne peut être envisagée sans une étude des publics et des usages. Le programme prévisionnel doit tenir enfin compte tant des budgets que des ressources humaines.
La constitution d’une bibliothèque numérique ne va pas sans poser de questions, comme l’archivage et la conservation. Archiver des données requiert des volumes importants de stockage tandis que la conservation doit être pérenne, s’adaptant à la volatilité des supports numériques.
Le web comme collection ? Depuis 2006, des pages web sont désormais collectées par la Bibliothèque nationale de France dans le cadre du dépôt légal du web. « Sont également soumis au dépôt légal les signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l’objet d’une communication au public par voie électronique », lit-on dans le Code du patrimoine, art. L. 131-2. Cela ne va pas sans poser de nombreuses questions d’ordre volumétrique :
« La volumétrie du Web a atteint un seuil qui ne permet pas d’imaginer un traitement analogue à celui de l’imprimé. […] La gestion de tels volumes remet en cause le principe d’un traitement unitaire et systématique des documents, non seulement au niveau de la sélection, mais aussi à ceux du catalogage et du magasinage. »[6]
La BnF a décidé de croiser deux stratégies, à savoir de larges collectes automatiques, opérées par des robots, couplées à des collectes ciblées, liés à des événements particuliers sur lesquels les agents opèrent des sélections de sites. Le problème de l’archivage se pose pour ces masses énormes de données, c’est désormais en pétaoctets que l’on compte les volumes recensés. De même, l’accès à ces documents ne va sans poser problème : on peut citer les blogs d’adolescents et les journaux intimes qui ne peuvent être mis en ligne pour le grand public. C’est la raison pour laquelle il n’existe pas de libre accès au dépôt légal du web qui n’est consultable que depuis certains postes de l’établissement.
Quels impacts pour le libre accès à la bibliothèque ? En premier lieu, il n’est pas anodin d’évoquer le mode de consultation autorisé par les éditeurs de bouquet électronique n’offre le plus souvent qu’une interface de consultation, ne permettant plus aux usagers de s’approprier les contenus[7]. Pour peu que des DRM soient inclus dans le document et la prise de notes, les annotations, la copie pour usage privé ne seront pas possibles alors qu’ils sont à la base de toute pratique de lecture active.
Par ailleurs, l’acquisition de documentation électronique n’est pas sans créer des bouleversements dans le modèle de bibliothèque traditionnel, avec au premier chef la fin du capital documentaire et de sa pérennité[8]. Les ressources électroniques sont souvent souscrites sous forme d’abonnements : la bibliothèque dispose d’un accès à la documentation le temps de l’abonnement. Les achats d’archives se développent, notamment dans les établissements d’enseignement supérieur, mais ils ne concernent qu’une part limitée de l’offre. Par ailleurs, les accords de type big deal « ont aussi vidé de sons sens une partie de l’activité d’analyse et de sélection de la production éditoriale scientifique réalisée par les bibliothécaires »[9]. De fait, difficile d’établir une politique documentaire cohérente avec une masse de documentation que l’on n’a pas choisi et que l’on sait de surcroît temporaire.
Les contraintes juridiques liées à la documentation électronique sont également un frein à l’accès documentaire que devrait garantir les établissements à leurs usagers. De plus en plus, les postes informatiques ne sont accessibles qu’avec des identifiants nominatifs et ne permettent pas la consultation directe. Là où l’on pouvait entrer dans un établissement et consulter la documentation sans obstacle, les contraintes imposées par les éditeursvont à l’encontre des missions de la bibliothèque. La charte des bibliothèques ne précise-t-elle pas dans son article 1 que « tout citoyen doit pouvoir, tout au long de sa vie, accéder librement aux livres et aux autres sources documentaires »[10].
Ainsi, on peut penser que les bibliothèques auront dans les années qui viennent à reprendre la main sur la documentation électronique en matière de politique documentaire[11] comme en terme d’accessibilité aux ressources. Pour Frédéric Souchon, « L’intégration des ressources électroniques n’est pas une simple complexification de la nature de la collection, elle pose des questions stratégiques à la bibliothèque, associant les collections – matérielles et électroniques – les services au public, et l’organisation même de la bibliothèque. »[12]
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[1] COUNTER (Counting Online Usage of Networked Electronic Resources ) est un code de bonnes pratiques en vue de « produire les spécifications précises pour produire les données d’usage dans un format qui convienne à leurs clients. » Voir : https://iww.inria.fr/ist/couperin-annonce-la-traduction-du-code-de-bonne-pratique-counter-version-4/, consulté le 18 avril 2014.
[2] Frédéric Souchon, Faire vivre les ressources numériques dans la bibliothèque physique. Le cas des bibliothèques universitaires, mémoire de DCB, Villeurbanne, enssib, 2014, p. 23 et suivantes.
[3] Pierre Carbone et François Cavalier, Les collections électroniques, une nouvelle politique documentaire, Paris, France, Cercle de la librairie, 2009, p. 539.
[4] Bertrand Calenge, Bibliothèques et politiques documentaires à l’heure d’Internet Bertrand Calenge, Paris, Cercle de la Librairie, 2008, p. 143.
[5] Ibid., p. 142.
[6] Pierre Carbone et François Cavalier, Les collections électroniques, une nouvelle politique documentaire, op. cit., p. 159.
[7] Ibid., p. 26.
[8] Bertrand 19- bibliothécaire Calenge, Bibliothèques et politiques documentaires à l’heure d’Internet Bertrand Calenge, op. cit., p. 168.
[9] Pierre Carbone et François Cavalier, Les collections électroniques, une nouvelle politique documentaire, op. cit., p. 135.
[10] Charte des bibliothèques, Conseil supérieur des bibliothèques, 1991, http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/1096-charte-des-bibliotheques.pdf, consulté le 18 avril 2014.
[11] Bertrand Calenge, Bibliothèques et politiques documentaires à l’heure d’Internet Bertrand Calenge, op. cit., p. 167 : « Le changement est important : on devient de moins en moins propriétaire d’un fichier numérique, on négocie un droit d’accès à celui-ci selon certaines conditions d’utilisation et pour une certaine durée. »
[12] Frédéric Souchon, « Faire vivre les ressources numériques dans la bibliothèque physique. Le cas des bibliothèques universitaires », op. cit., p. 74.