« L’œuvre et l’auteur à l’heure du numérique » était le titre de la conférence inaugurale d’Antoine Compagnon au rendez-vous des Lettres. Ci-dessous quelques notes, certes relues, mais qui ne sont pas à l’abri des coquilles et autres erreurs de compréhension (les commentaires sont les bienvenus si vous en repérez). Prenez-les pour ce qu’elles sont, de simples notes, et non un véritable compte-rendu. Vous pouvez les compléter par ce tweetdoc du maigre livetweet de la matinée (ô wifi, seras-tu là demain ?)
Toutes les conséquences de la plongée dans le numérique n’ont pas encore été mesurées. Il s’agit de s’interroger sur les effets de la vie numérique sur notre expérience du monde, sur la formation à la lecture à travers d’autres supports.
Antoine Compagnon a longuement évoqué Proust sur qui va porter son prochain cours au collège de France. La première édition de la Recherche en collection blanche était pleine de coquilles, puis parution de la Pléiade dans les années 1950 et enfin des poches dans les années 1960.
1965 : lorsque le livre de poche a envahi le paysage de la librairie, on a entendu exactement les mêmes réticences que celles qui s’expriment aujourd’hui à propos de la dématérialisation des textes et de leurs supports numériques. Beaucoup s’interrogeaient à l’époque pour savoir si la culture du poche était encore de la culture !
Antoine Compagnon regrette que les humanités numériques soient très peu développées en France. La lecture ordinaire comme la lecture savante sont affectées par le numérique, de la même façon que les manières d’écrire et de travailler.
Il est revenu sur sa propre expérience de la lecture sur écran, qui a commencé par ses propres écrits. Auparavant, la place prépondérante de l’écriture manuscrite conditionnait son travail : son édition de Sodome et Gomorrhe est le fruit d’heures à recopier les cahiers de Proust rue de Richelieu, puis de saisie nocturne à la machine à écrire (offerte par Barthes qui ne parvenait pas à s’en servir !).
Les premières bases de données ont constitué un formidable outil de travail, notamment Frantext (TLFi), à partir des années 1960. Ce qui manque en France aujourd’hui est une base du français contemporain, comme il en existe aux Etats-Unis (COCA).
Gallica, Archives.org et Google books permettent de renouveler l’enseignement. De même, l’accès à distance aux bases de données facilite grandement la consultation (sa fréquentation des bibliothèques s’en trouve réduite). La recherche des ouvrages numérisés sur un sujet est devenue pour lui un préalable à toute recherche.
Antoine Compagnon a évoqué le sort de la revue qu’il dirige, Critique,sur Cairn depuis un an : à sa grande surprise, les articles vendus à l’unité ont généré un revenu important, dont il espère qu’il ne cannibalisera pas les abonnements.
Il a cité entre autres CAIRN, Revues.org pour les revues scientifiques, Factiva, Lexis Nexis pour sa lecture de la presse (et la bibliothécaire que je suis se disait, que voilà un bon guide de la documentation électronique, si les étudiants pouvaient l’entendre!). Néanmoins, il regrettait les difficultés récurrentes d’accès, notamment en ce qui concerne les mots de passe.
L’écriture a changé : et de citer Pierre Nora, qui prétendait il y a quinze ans savoir si le manuscrit qu’il recevait avait été écrit au traitement de texte ou à la main. Le traitement de texte générait des excroissances que ne permettait pas le papier. Le logiciel peut faire perdre de vue la structure d’un texte, ses développements et ses harmonies. Internet permet de développer le texte en ce sens qu’on peut en permanence ajouter des « bulles de lecture » et des boursouflements. Cela dit, Montaigne ne procédait pas autrement. Les étudiants de son époque, a rappelé Antoine Compagnon, cherchaient à déceler quelles étaient les différentes couches du texte de Montaigne. Les éditions récentes des Essais ne les distinguent plus : est-ce un effet du texte numérique ?
Sur le projet Gutenberg, on peut découvrir le profil des lecteurs La Recherche : Du côté de chez Swann est quatre fois plus téléchargé que Sodome et Gomorrhe ! On note une déperdition des lecteurs, la même que celle des éditions papier, mais un vrai lecteur de Proust est celui qui dépasse Sodome et Gomorrhe.
La BnF présente des éditions payantes de nombreuses œuvres. Elles entrent directement en concurrence des formats de poche. Sur la Fnac et Amazon, on peut trouver de très nombreuses éditions payantes d’œuvres du domaine public, établies à partir du texte du projet Gutenberg. Il y a là une véritable jungle des éditions : on ne sait pas à quelle édition du texte on a à faire. C’était déjà le grief fait au livre de poche dans les années 1960.
La lecture à l’heure du numérique devient plus parcellaire. C’est une lecture vagabonde, qui va en navigant. Mais peut-on lire la Phénoménologie de l’espritsans lecture attentive ? Certains prétendent qu’on en revient à une lecture d’avant l’imprimé.
Les humanités numériques permettront-elles de résoudre des questions d’attribution, des questions de classification générique ?
La numérisation a permis des découvertes formidables. Sur Gallica, au milieu des nombreuses éditions où l’on s’égare, on trouve les manuscrits et cahiers de Proust. En les comparant avec la presse de l’époque, numérisée elle aussi, il a été possible de trouver les sources de certains passages qui ne l’étaient toujours pas.
Les humanités numériques ont également fait basculer la recherche lexicale de l’étude des mots les plus rares à celles des mots les plus fréquents, insignifiants.
Aujourd’hui apparaissent des livres enrichis/hybrides (vooks en anglais) agrémentés de sons, d’images, dans le but explicite de rendre le livre de Gutenberg moins ennuyeux. Les premiers livres publiés sous cette forme sont des livres pratiques, qui s’y prêtent très bien. On publie aussi aujourd’hui des romans numériques multimédia. La notion de texte linéaire est peut-être en voie d’extinction mais nous n’avons encore rien vu : aujourd’hui, nous n’avons sous les yeux qu’un simple reformatage des éditions papier.
Il faudrait une édition de Proust où l’on clique sur la sonate de Vinteuil pour écouter Franck ou Fauré. On accepte bien les notes de bas de page, pourquoi pas les vidéos ? Bientôt le lecteur ne voudra plus prendre le temps d’aller sur Wikipedia, puis de revenir à son texte.
Antoine Compagnon a ensuite présenté l’édition amplifiée de On the road : elle est enrichie d’itinéraires de voyages, de croquis et d’une carte des citations sur les lieux traversés, mais aussi d’enregistrements. Même chose pour une édition de The Waste land, publiée avec brouillons et manuscrits.
N’importe qui peut mettre ses textes sur Amazon, remarque Antoine Compagnon : on n’a plus besoin d’éditeurs pour faire les auteurs.
Se pose la question de l’imagination avec le livre enrichi : dans Manon Lescaut, on lit « elle avait l’air de l’amour même ». La lecture doit bouleverser et une lecture trop accompagnée bouleversera moins. Dans une expérience de la lecture, le moment le plus important est ce trouble, cette inquiétude que l’on éprouve en pénétrant dans un livre nouveau. Ouvrir Swann, c’est rester troublé pendant au moins une trentaine de pages.
La question du livre enrichi est déjà tranchée pour Antoine Compagnon, dans la mesure où nous avons déjà accepté les annotations du livre de poche. Les premiers poche étaient en texte intégral mais n’étaient pas annotés. Les éditions annotées aujourd’hui sont un moins pour la lecture, une perte de ce qui est le plus troublant dans l’expérience du lecteur.
A une question qui lui a été posée sur le livre enrichi Antoine Compagnon a répondu en convoquant Proust, chez qui le livre est amplifié par les paperolles qui distendent en permanence l’argumentation. La Recherche a été écrit par un auteur ayant une sorte d’ordinateur dans la tête ! Il existe chez Proust, comme chez Montaigne, un « théâtre de mémoire », qui génère cette façon de composer si particulière, que l’on peut retrouver chez plusieurs grands écrivains.