Mon propos n’est pas d’opposer le numérique au papier. Je ne viens pas vous dire que le livre papier va disparaître, je viens vous dire comment il va s’augmenter via l’électronique. J’ai du mal à croire que dans 50 ans nous n’aurons plus de documents papiers autour de nous. Mais j’aimerais vous dire pourquoi nous aurons de plus en plus de formes électroniques des livres autour de nous.
Hubert Guillaud, “Qu’est-ce qu’un livre à l’heure du numérique?”
Je n’ai jamais été techniciste échevelée, encore moins défenseur des liseuses. J’avoue avoir longtemps considéré ces machines comme des gadgets, avant d’avoir pu en tester dans un grand magasin. Depuis, je suis attentive à leur évolution, sans pour autant être prête à débourser pour elles une somme qui me paraît encore fort chère. Quant aux livres papier, je les adore toujours autant même si, maintenant que j’en charrie des kilos tous les jours, je ne les tiens plus pour des objets sacrés (persuadée que le sacré n’est pas si lourd ;-)). Enfin, les technologies numériques m’intéressent en tant qu’outils pouvant me faire accéder aux textes (pour ne parler que de l’écrit) mais je me borne à en être utilisatrice, je ne sais pas coder. Toutefois, dans un avenir proche, je pense que des liseuses bien plus perfectionnées que celles commercialisées aujourd’hui forceront notre admiration et que le numérique nous offrira des belles possibilités en terme de création, autant de perspectives que nous ne soupçonnons pas encore, quoique…
C’est pourquoi, lorsque je me suis rendue aux nombreuses conférences du salon du livre consacrées à ce sujet, j’étais extrêmement curieuse d’entendre éditeurs, auteurs et autres gens de lettres donner leur avis sur le sujet. J’aurais cependant dû me douter qu’il y aurait un malentendu : au salon du livre, on défend un objet, un « petit tas de feuilles sèches », pas « une grande forme en mouvement : la lecture » (Sartre). Et moi, naïve que je suis, j’attendais des réflexions sur l’écrit. J’allais au salon du texte, en quelque sorte.
Par conséquent, j’ai été extrêmement déçue : que de charges contre le numérique ! Les provocateurs s’estimaient ravis d’être réactionnaires en matière de livres et clamaient aimer le papier pour son côté si pratique. Les sentimentaux regrettaient le confort du livre ; que serait, larmoyaient-ils, Guerre et paix sur liseuse ? Les tourmentés agitaient le spectre des industries qui risquaient de s’emparer des choses de l’esprit, mais également du danger de ne plus prendre le temps de la réflexion.
Le livre papier serait plus pratique ? Ayant eu un certain nombre de fois dans ma vie vingt-sept heures d’avion à tuer, j’aurais été ravie de pouvoir transporter dans un seul objet un si grand nombre de textes, pour avoir le choix de mes lectures dans cette carlingue étouffante.
Le livre papier serait plus confortable ? Au vu des derniers écrans sans rétro-éclairage, on peut en douter. Le livre papier ne tombe pas en panne ? Livre et thé ne font pas toujours bon ménage, me semble-t-il, et je ne parle même pas de l’accident de bain.
Les industries culturelles risquent de s’emparer des lettres ? Laissez-moi rire d’entendre pareille chose dans un pays où l’édition des livres est concentrée entre les mains de deux géants !
Le numérique grignote le moment de la réflexion après la lecture ? Personnellement, je trouve qu’il n’a jamais été aussi facile de se soustraire au monde. Quand j’ai besoin d’un moment de concentration pour lire un texte ardu ou écrire un billet sur mon ordinateur, il me suffit juste de fermer mes messageries instantanées pour travailler en toute quiétude. Dans la vie réelle, quand je veux lire ou écrire, j’ai plus de mal à fermer les enfants, ou le chat, pour ne pas être dérangée…
Mais Guerre et paix sur liseuse, tout de même ! Quand on rétorquait aux idolâtres du papier qu’ils continueraient à lire le roman de Tolstoï sur papier, que les deux ne s’opposaient pas, qu’au contraire le numérique allait leur offrir de nouvelles possibilités de création, ils ne savaient que répondre…
Comment, me disais-je, ces gens du métier pouvaient-ils avancer des arguments si caricaturaux ? Pourquoi s’employaient-ils ainsi à distiller cette peur de l’avenir numérique ? C’est en lisant le petit ouvrage de Georges Steiner, Ceux qui brûlent des livres, que j’ai trouvé une réponse mienne à cette question qui me taraudait.
Steiner y évoque les différences entre écriture et oralité. « Il y a dans le texte écrit (…) une maxime d’autorité (mot qui, dans sa source latine, auctoritas, contient « auteur ») ». Les livres, explique-t-il, ne suscitent pas la contradiction et « c’est en écrivant un autre texte qu’on s’efforce de questionner, de réfuter ou d’infirmer un texte ». A l’inverse, « l’échange oral permet, voire autorise un défi immédiat, des contre-déclarations et des corrections. Il permet à l’interlocuteur de corriger ses thèses, au besoin de les retourner, à la lumière d’une quête et d’une exploration partagées. L’oralité aspire à la vérité, à l’honnêteté de l’autocorrection, à la démocratie, pour ainsi dire de l’intuition partagée ».
Ayant lu cette page de Steiner, je me suis dit que le véritable problème résidait peut-être là : avec le numérique, certains ne craignent-ils pas de perdre leur autorité ? Le texte sur le web est tout sauf figé, il renoue en cela avec l’oralité. Il invite à la discussion et au débat. Accepter le texte numérique, c’est finalement accepter la contradiction. Cela, j’ai l’impression que beaucoup ne sont pas prêts à l’admettre.
Dans son article “Le livre numérique. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre…” (Esprit, mars-avril 2009), Françoise Benhamou s’interroge sur le statut qui sera celui de l’auteur “L’auteur devra-t-il partager son travail avec un lecteur entré comme par effraction dans le domaine de la création ?” et elle écrit à propos du texte numérique :
“Le texte dématérialisé incite au vagabondage, à la lecture par morceaux. Tout se passe comme si cette sorte de déterritorialisation qu’opère le numérique (en faisant échapper le texte à son territoire, le support imprimé) emportait avec elle une évasion, qui ferait échapper le lecteur à la linéarité originelle du texte. Le lecteur s’émancipe, bousculant l’ordonnancement de l’oeuvre. […] Le lecteur peut exercer un droit sur le texte, un droit sans texte de loi, que lui confère la technologie.”
A mes yeux, le texte numérique est finalement un texte qui tient compte de la participation du lecteur. Toutefois, pendant ce temps, ces malheureuses liseuses sont toujours moquées. Avec le recul, il m’apparaît qu’elles ne sont que les bouc-émissaires d’une peur bien plus grande. Le débat livre/liseuse n’est qu’une fausse question qui masque une véritable inconnue, à savoir la façon dont nous voulons appréhender, demain, les textes.
(J’ai failli ne pas publier ce texte, me disant qu’il était trop péremptoire, pas assez argumenté et sans doute inutile. C’était sans compter sur l’apparition de ce communiqué urticant – lire surtout la réponse de François Bon.)
Et, au moment de mettre en ligne, je découvre , grâce à La Feuille.