Les textes d’André Schiffrin et de Jean-Noël Jeanneney dépeignent une situation consternante dont la concentration, le quantitatif et le rentable sont les maîtres mots (maux ?).
Dans Quand Google défie l’Europe (1), Jean-Noël Jeanneney, le président de la BnF, défend l’idée d’une bilbliothèque numérique européenne en réponse au projet Google Print (2). Au départ, on peut croire à un sursaut d’antiaméricanisme. Il n’en est rien. Ce qui inquiète Jean-Noël Jeanneney, c’est qu’une entreprise à but lucratif se charge de diffuser ce qui ressortit à la culture. En effet, comment seront classées les œuvres numérisées ? De la plus « bancable » à la moins rentable ? De celle qui a suscité le plus de produits dérivés à celle qui ne sera pas commercialement intéressante ? C’est pour cette raison que le président de la BnF trouve qu’il est urgent de mettre en place une bibliothèque numérique européenne, comme cela existe déjà en France avec Gallica. D’une part, la BNUE est primordiale pour protéger les œuvres du tout commercial mais également pour faire connaître les plus confidentielles d’entre elles. D’autre part, une numérisation publique préservera les droits des auteurs, que Google a d’ores et déjà malmenés. Enfin, un projet public serait à l’abri des risques du marché car, si Google faisait faillite, que deviendraient les titres numérisés ?
Le propos d’André Schiffrin, lui, concerne le monde de l’édition. Dans un premier opus, L’édition sans éditeurs (3), il décrit la concentration de l’édition américaine. De grands groupes financiers ont racheté les petites maisons, les ont vampirisées et abandonnées exsangues, pour se lancer dans la course aux best-sellers car, disent-ils, « il faut être rentable sur chaque titre ». Ils font exclusivement du quantitatif, jamais plus de qualitatif. Pratiques vraiment déplorables car, si tous les éditeurs avaient eu une logique de comptable, nous n’aurions jamais connu Stendhal, ni Flaubert, et encore moins Kafka… Sans tomber dans l’angélisme de l’édition philanthrope, on peut néanmoins rappeler que les bonnes maisons d’antan se satisfaisaient de 4 % de bénéfice (Gallimard en fait à peine 3 %) et qu’elles se servaient de quelques gros succès pour financer des titres plus audacieux, souvent longs à trouver leur public. Aujourd’hui, les grands groupes demandent 15 % de bénéfices. De fait, l’on assiste à une diminution du nombre de titres et à une augmentation du tirage. Et c’est ainsi que l’on voit apparaître les mémoires de la femme de ménage du mannequin X ou encore les aventures du secrétaire de l’acteur Y. Dans un second opus, Le contrôle de la parole (3), André Schiffrin se penche sur la situation éditoriale et sur la presse françaises. Nous n’avons rien à envier à nos voisins d’Outre-Atlantique. Les trois-quarts des maisons d’éditions, comme les journaux d’ailleurs, sont détenus par de grands groupes. Là encore, rachat de petites maisons, pillage de catalogues, etc., etc. Le plus inquiétant est que la majorité de la diffusion et de la distribution est assuré par les mêmes grands groupes. Comment, dès lors, pour les petits éditeurs, parvenir à se faire connaître du public ? Car, s’ils n’y arrivent pas, ils perdent de l’argent et les géants s’empressent de les avaler…
Bref, trois textes inquiétants mais vraiment édifiants.
(1) éd. Mille et une nuits, 2005. (4)
(2) Au sujet de ce projet, voir aussi le Figoblog et, surtout, ne pas manquer de lire les propos du grand Alberto Manguel à ce sujet.
(3) Les textes d’André Schiffrin (1999 et 2005) sont publiés chez un petit éditeur indépendant, La Fabrique. (4)
(4) Note de la note : et ils ne sont pas très chers ! (5)
(5) Note de la note de la note : et pour mieux vous convaincre de lire André Schiffrin, je vous signale que plusieurs de ces nouveaux gros éditeurs se targuent de ne jamais lire de livres, ni de pousser la porte d’une librairie car, disent-ils, ils sont bien trop occupés pour le faire. Damned !
« L’expression d’industries culturelles semble avoir été utilisée pour la première fois en 1947 par Theodor W.Adorno et Max Horkheimer, deux sociologues d’un groupe que l’on appelle l’école de Francfort. Ils entendaient stigmatiser la reproduction en série de biens culturels, qui met en péril la création artistique. D’une manière générale, l’école de Francfort soulignait les côtés négatifs de la modernité industrielle, incapable de transmettre une culture atteignant les sujets dans leurs profondeurs, réduite au pastiche, à l’inauthenticité et à la standardisation artificielle » (La mondialisation de la culture / Jean-Pierre Warnier)