La mise en abyme (avec y, lorsqu’il s’agit de la figure littéraire), c’est lorsqu’un narrateur conte un fait, qui est lui-même inscrit dans un fait similaire. Dans Les faux monnayeurs de Gide, l’un des personnages est en train d’écrire un roman, chose que le narrateur lui-même est en train de faire. Il y donc réflexivité de l’action décrite. Plus prosaïquement, le meilleur exemple de mise en abyme est la boîte de Vache-qui-rit. Nous tenons dans la main une boîte avec une vache qui porte des boucles d’oreilles en forme de boîte de Vache-qui-rit, avec une vache qui porte également des boucles d’oreilles en forme de boîte, et ainsi de suite. La mise en abyme est donc un reflet, démultiplié.
Les écrits d’Hubert Nyssen et d’Alberto Manguel sur la lecture sont assurément des mises en abyme. Nous, lecteurs, lisons des propos sur d’autres lecteurs en train de lire. Passé cet aspect de critique littéraire, Lira bien qui lira le dernier (Actes Sud) et Pinocchio et Robinson (L’Escampette) sont deux textes magistraux sur la lecture et le monde des lecteurs aujourd’hui.
Dans Lira bien qui lira le dernier, Hubert Nyssen écrit une « lettre libertine sur la lecture » à une hypothétique Mademoiselle Esperluette, lectrice idéale. Il s’interroge sur la crise de l’édition et de la librairie, évoque la loi sur le prix unique du livre : « La vraie liberté, c’est la liberté d’accéder à des valeurs qui ont le prix des choses sans prix ». La lecture n’est pas le fait du plus grand nombre ? Normal, répond Hubert Nyssen, « la lecture a toujours été le divertissement des privilégiés de notre espèce, le miel de l’érudit, le recours de quelques solitaires, et elle n’a connu de grandes passions collectives que chez ceux que la guerre ou l’oppression avaient jetés vers elle comme un ultime recours. En un mot, comme en cent, la lecture, à l’image de l’écriture, ne peut être qu’une manifestation d’égotisme ou un acte de rébellion ». Pour lui, la fameuse crise de la lecture n’est que le résultat des lacunes accumulées, qui empêchent un grand nombre d’individus de pouvoir accéder au texte littéraire. Preuve en est que les enfants dont les parents lisaient lisent eux aussi à l’âge adulte (cf. Pratiques culturelles des Français, Olivier Donnat). Et, à ceux qui rétorquent que la lecture régresse aujourd’hui parce qu’on manque de temps, Hubert Nyssen leur cloue le bec : « De toute manière, le temps, et en particulier, le temps de lire, dites-vous bien qu’on ne le trouve pas, on ne le trouve jamais qui, tout à coup disponible, vous attendrait. Le temps, ça se prend ou ça se perd. Si vous voulez en disposer, vous ne pouvez que l’attraper, le choper, le ravir. C’est un choix à faire dans les priorités que vous donnez. Oui, voilà bien une autre des conditions dont l’avenir de la lecture dépend : l’attitude à l’endroit du temps ». Le problème du temps n’est pas nouveau si l’on en croit Schopenhauer : « Acheter des livres serait une bonne chose si l’on pouvait simultanément acheter le temps de les lire. Mais de façon générale on confond l’achat d’un livre avec l’appropriation de son contenu ». Interrogé un jour pour savoir comment il faisait pour accomplir tant de choses, Jean-Claude Carrière a répondu : « Je les fais lentement ».
Pinocchio et Robinson, d’Alberto Manguel porte le sous-titre « pour une éthique de la lecture ». Cet essai est composé de trois courts textes. Dans le premier, reprenant l’histoire de Collodi, Alberto Manguel rappelle que le livre a toujours été un objet de méfiance. Les régimes autoritaires ont d’ailleurs toujours commencé par interdire un certain nombre de livres, ce qui prouve bien le pouvoir de cette petite chose de carton et de papier. Pour Alberto Manguel, le livre est synonyme de liberté mais il est aussi signe d’exclusion. Un enfant ou un adulte qui lit est souvent taxé d’intello et mis à l’écart par les non lecteurs. Manguel attribue cela à la différence d’appréhender le langage par les lecteurs et les non-lecteurs. Pour les non-lecteurs, le langage est un simple outil de communication et il reste à la « surface de la réflexion ». Pour le lecteur, au contraire, permet une véritable réflexion sur soi et sur le monde. Il permet « d’explorer en profondeur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation ». Les non-lecteurs ne sont pas seuls responsables de cette situation, leurs maîtres et enseignants ont commis l’erreur de se poser en « figures magistrales », intéressées par la seule « apparence académique de l’enseignement ». Ils ont ainsi asséné des règles, sans penser à donner le goût de la chose imprimée. C’est regrettable car ils privent un grand nombre de petits Pinocchio d’une propension à l’extraordinaire richesse de l’imaginaire. Et Manguel de conclure « qu’en fin de compte toute crise de la société est une crise de l’imagination ». Le deuxième texte, intitulé La bibliothèque de Robinson, est une réflexion sur le caractère éphémère de World Wide Web qui, pour Manguel, ne représente qu’un outil, mais ne pourra jamais remplacer le livre lui-même. Il commence par rappeler que le Web n’est pas un outil aussi universel qu’on veut bien nous le laisser penser. Seules les sociétés riches y ont accès. D’autre part, la fragilité des supports informatiques représente un danger pour notre mémoire collective. Des textes anciens ont été numérisés, puis perdus parce qu’on ne disposait plus des lecteurs de disquettes devenus entre temps obsolètes. Si le Web est synonyme de rapidité, il est aussi très provisoire alors que les papyrus des Egyptiens, eux, sont toujours là…Le fond du problème, pour Alberto Manguel, est que, si nous sommes une société qui lit, « nous ne sommes pas une société lettrée. Notre société accepte le livre à la manière d’un prêt-à-porter, bien qu’un peu désuet. Mais l’acte de lire, que l’on considérait naguère comme honorable et prestigieux, sinon comme dangereux et subversif, est désormais toléré de manière condescendante à titre de passe-temps trop lent, qui manque d’efficacité et ne contribue pas au bien commun ». Malheureusement, aujourd’hui, la lecture est devenue un « geste accessoire », déplore Alberto Manguel. Son troisième texte est donc une énumération de ce qui constituerait un lecteur idéal. Et tout de même de revenir dans la réalité pour conclure que « la littérature dépend, non de lecteurs idéaux, mais de bons lecteurs ».
A vos livres !
Les écrits d’Hubert Nyssen et d’Alberto Manguel sur la lecture sont assurément des mises en abyme. Nous, lecteurs, lisons des propos sur d’autres lecteurs en train de lire. Passé cet aspect de critique littéraire, Lira bien qui lira le dernier (Actes Sud) et Pinocchio et Robinson (L’Escampette) sont deux textes magistraux sur la lecture et le monde des lecteurs aujourd’hui.
Dans Lira bien qui lira le dernier, Hubert Nyssen écrit une « lettre libertine sur la lecture » à une hypothétique Mademoiselle Esperluette, lectrice idéale. Il s’interroge sur la crise de l’édition et de la librairie, évoque la loi sur le prix unique du livre : « La vraie liberté, c’est la liberté d’accéder à des valeurs qui ont le prix des choses sans prix ». La lecture n’est pas le fait du plus grand nombre ? Normal, répond Hubert Nyssen, « la lecture a toujours été le divertissement des privilégiés de notre espèce, le miel de l’érudit, le recours de quelques solitaires, et elle n’a connu de grandes passions collectives que chez ceux que la guerre ou l’oppression avaient jetés vers elle comme un ultime recours. En un mot, comme en cent, la lecture, à l’image de l’écriture, ne peut être qu’une manifestation d’égotisme ou un acte de rébellion ». Pour lui, la fameuse crise de la lecture n’est que le résultat des lacunes accumulées, qui empêchent un grand nombre d’individus de pouvoir accéder au texte littéraire. Preuve en est que les enfants dont les parents lisaient lisent eux aussi à l’âge adulte (cf. Pratiques culturelles des Français, Olivier Donnat). Et, à ceux qui rétorquent que la lecture régresse aujourd’hui parce qu’on manque de temps, Hubert Nyssen leur cloue le bec : « De toute manière, le temps, et en particulier, le temps de lire, dites-vous bien qu’on ne le trouve pas, on ne le trouve jamais qui, tout à coup disponible, vous attendrait. Le temps, ça se prend ou ça se perd. Si vous voulez en disposer, vous ne pouvez que l’attraper, le choper, le ravir. C’est un choix à faire dans les priorités que vous donnez. Oui, voilà bien une autre des conditions dont l’avenir de la lecture dépend : l’attitude à l’endroit du temps ». Le problème du temps n’est pas nouveau si l’on en croit Schopenhauer : « Acheter des livres serait une bonne chose si l’on pouvait simultanément acheter le temps de les lire. Mais de façon générale on confond l’achat d’un livre avec l’appropriation de son contenu ». Interrogé un jour pour savoir comment il faisait pour accomplir tant de choses, Jean-Claude Carrière a répondu : « Je les fais lentement ».
Pinocchio et Robinson, d’Alberto Manguel porte le sous-titre « pour une éthique de la lecture ». Cet essai est composé de trois courts textes. Dans le premier, reprenant l’histoire de Collodi, Alberto Manguel rappelle que le livre a toujours été un objet de méfiance. Les régimes autoritaires ont d’ailleurs toujours commencé par interdire un certain nombre de livres, ce qui prouve bien le pouvoir de cette petite chose de carton et de papier. Pour Alberto Manguel, le livre est synonyme de liberté mais il est aussi signe d’exclusion. Un enfant ou un adulte qui lit est souvent taxé d’intello et mis à l’écart par les non lecteurs. Manguel attribue cela à la différence d’appréhender le langage par les lecteurs et les non-lecteurs. Pour les non-lecteurs, le langage est un simple outil de communication et il reste à la « surface de la réflexion ». Pour le lecteur, au contraire, permet une véritable réflexion sur soi et sur le monde. Il permet « d’explorer en profondeur et non pas seulement en surface l’intuition d’une révélation ». Les non-lecteurs ne sont pas seuls responsables de cette situation, leurs maîtres et enseignants ont commis l’erreur de se poser en « figures magistrales », intéressées par la seule « apparence académique de l’enseignement ». Ils ont ainsi asséné des règles, sans penser à donner le goût de la chose imprimée. C’est regrettable car ils privent un grand nombre de petits Pinocchio d’une propension à l’extraordinaire richesse de l’imaginaire. Et Manguel de conclure « qu’en fin de compte toute crise de la société est une crise de l’imagination ». Le deuxième texte, intitulé La bibliothèque de Robinson, est une réflexion sur le caractère éphémère de World Wide Web qui, pour Manguel, ne représente qu’un outil, mais ne pourra jamais remplacer le livre lui-même. Il commence par rappeler que le Web n’est pas un outil aussi universel qu’on veut bien nous le laisser penser. Seules les sociétés riches y ont accès. D’autre part, la fragilité des supports informatiques représente un danger pour notre mémoire collective. Des textes anciens ont été numérisés, puis perdus parce qu’on ne disposait plus des lecteurs de disquettes devenus entre temps obsolètes. Si le Web est synonyme de rapidité, il est aussi très provisoire alors que les papyrus des Egyptiens, eux, sont toujours là…Le fond du problème, pour Alberto Manguel, est que, si nous sommes une société qui lit, « nous ne sommes pas une société lettrée. Notre société accepte le livre à la manière d’un prêt-à-porter, bien qu’un peu désuet. Mais l’acte de lire, que l’on considérait naguère comme honorable et prestigieux, sinon comme dangereux et subversif, est désormais toléré de manière condescendante à titre de passe-temps trop lent, qui manque d’efficacité et ne contribue pas au bien commun ». Malheureusement, aujourd’hui, la lecture est devenue un « geste accessoire », déplore Alberto Manguel. Son troisième texte est donc une énumération de ce qui constituerait un lecteur idéal. Et tout de même de revenir dans la réalité pour conclure que « la littérature dépend, non de lecteurs idéaux, mais de bons lecteurs ».
A vos livres !