« Un dimanche après la messe, j’avais douze ans, avec mon père j’ai monté le grand escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale. Jamais nous n’y étions allés. Je m’en faisais une fête. On n’entendait aucun bruit derrière la porte. Mon père l’a poussée, toutefois. C’était silencieux, plus encore qu’à l’église, le parquet craquait et surtout cette odeur étrange, vieille. Deux hommes nous regardaient venir depuis un comptoir très haut barrant l’accès aux rayons. Mon père m’a laissé demander : « On voudrait emprunter des livres. » L’un des hommes aussitôt : « Qu’est-ce que vous voulez comme livres ? » A la maison, on n’avait pas pensé qu’il fallait savoir d’avance ce qu’on voulait, être capable de citer des titres aussi facilement que des marques de biscuits. On a choisi à notre place, Colomba pour moi, un roman léger pour mon père. Nous ne sommes pas retournés à la bibliothèque. C’est ma mère qui a dû rendre les livres, peut-être, avec du retard. »
Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983.